SIDONISMO
Charles BENOIST
Chronique de la quinzaine, histoire politique - 14 janvier
1918
Revue des Deux Mondes, 6e
période, tome 43, 1918 (pp. 469-480).
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Chronique de la quinzaine, histoire politique - 14 janvier
1918
Est-ce l’engourdissement de la nature au début d’un hiver
qui s’annonce si rude? Est-ce une réminiscence inconsciente de l’antique
coutume de la trêve de Dieu? Ou bien plutôt, «l’ennemi du genre humain» ne
prépare-t-il pas quelque part quelque mauvais coup? Toujours est-il que,
pendant cette quinzaine solennelle, il n’a été signalé que peu et de petites
actions de guerre. En Italie, pourtant, nos chasseurs ont remporté un beau
succès, enlevant le second sommet du Mont Tomba, d’où les Autrichiens nous dominaient,
leur prenant 1 400 officiers et soldats, 15 canons, 60 mitrailleuses, mais
surtout, — et par là ce simple fait d’armes a revêtu la valeur d’un symbole et
d’un exemple, — renouant la tradition de la victoire sur cette terre à chaque
lieue marquée d’une victoire française. L’armée italienne n’a pas voulu
demeurer en reste : elle a rejeté de la boucle de Zenson les détachemens
austro-hongrois qui s’étaient établis en ce point sur la rive droite de la
basse Piave; de telle sorte qu’on peut dire non seulement que l’invasion
germanique paraît arrêtée, mais que la réaction se dessine. En France, sur le
front britannique, les Allemands ont tenté et manqué plusieurs attaques devant
Cambrai, entre la Vacquerie et Marcoing; contre le front français, ils entretiennent
une canonnade, générale et non encore fixée, mais qui, par momens, semble se
faire plus violente dans la Haute-Alsace. En Mésopotamie, sir Edmund Allenby,
posément, méthodiquement, donne de l’air à Jérusalem, en nettoyant la route de
Naplouse.
Cependant, de diverses sources, notamment de Suisse et de
Hollande, continuent de nous venir des avertissemens. Il passe sans cesse de
l’Est à l’Ouest des troupes et, en énorme quantité, de l’artillerie avec du
matériel de guerre, retour du front russe. On se croirait revenu, disent
certains témoins, aux jours du mois d’août 1914, lors de la première ruée.
Mieux vaut être en éveil et tenir l’avis pour bon. Mais nous n’en sommes plus
au mois d’août 1914, et ce n’est plus la première ruée: celle-ci a d’avance le
souffle court et les pieds coupés. La nouvelle offensive est d’ailleurs
claironnée à bien grand fracas: Hindenburg et Ludendorff n’ont guère l’habitude
de se laisser ôter ainsi le bénéfice de la surprise. D’autre part, il est
remarquable que, loin de contrarier ses offensives de guerre, ce qu’on peut
appeler «les offensives de paix » de l’Allemagne, ces opérations latérales ont
toujours coïncidé avec elles, les ont toujours précédées, accompagnées ou
immédiatement suivies. Soyons donc gardés et parés à tout: à la manœuvre
stratégique et à la manœuvre morale’. C’est l’instant décisif. Que l’esprit
soit aussi ferme que le cœur, et le civil aussi imperturbable que le soldat!
A peine les pourparlers pour l’armistice avaient-ils abouti,
entre la Quadruplice et les bolchevikis, à une suspension d’armes de vingt-huit
jours, indéfiniment renouvelable par tacite reconduction (comme si depuis
longtemps les armes, là-bas, n’étaient pas suspendues!), que s’ouvraient à
Brest-Litovsk des négociations pour la paix. L’Allemagne et l’Autriche, avec
une hâte fiévreuse, y dépêchaient, dès le 20 décembre, les plus éminens de
leurs hommes d’État, renforcés par les plus experts de leurs diplomates, et
d’abord leurs propres ministres des Affaires étrangères, M. de Kühlmann et le
comte Czernin. Piquées d’honneur, la Turquie envoyait le sien, Nessimi bey, et
la-Bulgarie son ministre de la Justice, M. Popoff. Tout [un essaim de hauts
fonctionnaires, ambassadeurs, chefs de division, conseillers, secrétaires,
bourdonnait autour de ces chefs. Et tout un escadron de militaires, et toute,
une académie de techniciens.
Au demeurant, la besogne importe plus que l’ouvrier. Sinon
pour la juger, — elle n’est point terminée, et l’heure n’en est pas venue, — au
moins pour la suivre, nous nous attacherons aux textes. Du flot des
informations confuses et contradictoires, nous extrairons trois documens
certains: 1° le programme de la paix russe ; 2° la réponse des puissances
centrales; 3° la réplique des maximalistes. Et nous n’insisterons pas plus
qu’il ne convient, parce que les faits changeans ont vite fait de renverser les
positions et d’infirmer les commentaires. En guise de préface, M. de Kühlmann,
qui, malgré sa jeunesse relative, a présidé, comme représentant du «Suprême
Seigneur de la Guerre,» la séance d’ouverture, a commencé par dire, dans ce
langage empreint d’une si déplaisante hypocrisie: «Nos négociations seront
pleines de philanthropie conciliante et d’un respect réciproque;» puis, mêlant
ces deux genres essentiellement allemands, le cynique et le mystique: «D’un
côté, elles doivent tenir compte de ce qui s’est accompli et est devenu des
faits historiques, afin de bien s’établir sur un domaine solide de réalités;
mais, d’autre part, elles doivent aussi s’inspirer des grandes idées
directrices qui nous réunissent ici. Il m’est permis de considérer comme d’un
heureux augure que nos négociations commencent au moment de cette fête qui, il
y a déjà des siècles, a apporté à l’humanité cette promesse de paix sur la
terre aux hommes de bonne volonté.» Quelles «grandes idées directrices?» Quoi
de commun entre ces Empires et cette Révolution, entre ces calculateurs et ces
utopistes? Il semble que M. de Kühlmann se méfie, tâte le terrain, se défende
d’espérer trop: «On ne peut pas, déclare-t-il, songer à mettre sur pied, ici,
un instrument de paix parachevé jusque dans ses plus petits détails;» mais
seulement « à fixer les principes fondamentaux des conditions auxquelles les
rapports amicaux de voisinage, particulièrement dans les domaines intellectuel
et économique, peuvent être repris, et à délibérer sur les moyens de panser les
blessures faites par la guerre. » C’est dire, aussi clairement que s’y prête un
discours entortillé: pour «tenir compte de ce qui s’est accompli et de ce qui
est devenu des faits historiques,» l’Allemagne refuse de lâcher les territoires
qu’elle occupe ; pour panser les blessures de la Russie, elle a, tout prêts à
passer la frontière, des propagandistes munis de ses instructions et des trains
chargés de ses marchandises.
Sur cette entrée en matière engageante, les bolcheviks ont
déployé leur papier. On ne le conçoit pas sans un exposé de doctrine, et il en
contient un, éloquent et vaste en effet. Peut-être appuie-t-il un peu
maladroitement sur «la ferme volonté des nationalités peuplant la Russie révolutionnaire»
de voir la paix conclue dans le plus bref délai, — et, bien entendu, la paix
des Soviets, sans annexions ni indemnités; sur leur «ferme décision» de signer
sans retard une pareille paix, ou une paix quelconque qui s’en rapproche et qui
soit toute proche. Mais il ne révèle rien à personne: les Allemands en
connaissent là-dessus autant que les maximalistes. Comme si les mandataires de
Trotsky pressentaient que la formule dont ils sont si fiers: « sans annexions »
est susceptible d’interprétations différentes, ils l’expliquent, et ils font
très bien ; la suite montrera que ce n’était pas inutile. Ils proclament
nettement qu’ils tiennent pour une annexion « toute usurpation par un État
grand ou fort du territoire d’un État moins grand ou plus faible, sans le
consentement de ce dernier, et indépendamment de l’époque où cette usurpation
fut commise;» et voilà encore une précision à retenir. En conséquence, ils
aboutissent à des propositions concrètes, qu’ils rangent sous six paragraphes.
Pour être bref et être sûr de placer chacune à son plan, il n’est que de les
classer d’après la réponse même que les Empires du Centre y ont faite.
Dans le préambule dont ils ont, à la manière et à
l’imitation des bolcheviks, fait précéder leur factum, ils le confessent
lourdement, avec une ostentation suspecte, qui découvre le piège, plus qu’elle
ne le cache. Ils invoquent, comme les bolcheviks, «la volonté clairement
exprimée par leurs gouvernemens et leurs peuples d’obtenir la conclusion aussi
rapide que possible d’une paix générale; » attention : d’une paix «générale.»
S’il leur plait de s’arrêter aux propositions russes, c’est qu’à leur jugement,
«les lignes directrices en peuvent former une base équitable pour une telle
paix.» Tout comme les bolcheviks, ils déclarent solennellement leur décision de
«signer sans tarder une paix qui mettra fin à cette guerre, » mais « sur la
base de la situation et des conditions soutenues, également équitables pour
tous les belligérans. » Et il y a encore un «mais.» «Mais il faut remarquer
expressément que toutes les puissances participant actuellement à la guerre
doivent s’engager, dans un délai convenable, à observer scrupuleusement, sans
exception et sans aucune réserve, les conditions ralliant également tous les peuples.»
L’angoisse secrète de l’Allemagne perce, non dans ce préambule, mais dans la conclusion:
la peur d’une sorte de guerre après la guerre, que réveille en elle, par accès,
sa mauvaise conscience... «Les puissances alliées voient dans le rétablissement
économique régulier, tenant compte des intérêts de tous les participans, l’une
des conditions les plus importantes pour la préparation et le rétablissement
des relations amicales entre les puissances actuellement en guerre.» Amicales:
M. de Kühlmann a écrit et le comte Czernin a prononcé l’épithète, qui n’est pas
de pur protocole. «Amicales:» comme ils y vont! Tous les «adversaires» des
Empires centraux sont compris dans ces dispositions bienveillantes, mais on les
invite à se dépêcher: ils n’auront, pour en profiter, qu’un «délai convenable.»
Ce délai, ce sont les plénipotentiaires du Soviet qui le
fixent. Dans l’ensemble, ils sont enchantés, à l’audition, de la réponse de la
Quadruplice. Quelle joie! Le principe est accepté, et ce n’est pas un mince
avantage. Songez donc: «le principe d’une paix générale démocratique sans annexions.»
Démocratique et générale. Sans annexions: il y a bien une ombre sur le
paragraphe 3 ; et sans indemnités: il y a bien une autre ombre sur le
paragraphe 5. Mais qu’est-ce que cela! «Le collier dont je suis attaché...» La
délégation russe «estime que... la franche déclaration contenue dans la réponse
des puissances alliées, qu’elles n’ont aucune intention agressive, offre une
réelle possibilité de procéder tout de suite aux négociations d’une paix
générale entre les États belligérans. Par suite, elle propose une suspension
des négociations de dix jours, afin que les peuples dont les gouvernemens ne se
sont pas encore joints aux négociations commencées ici, en vue d’une paix
générale, aient la possibilité de connaître les principes, maintenant exposés,
d’une telle paix.»
Qu’est-ce qui se joue à Pétrograd et à Berlin? La comédie
va-t-elle subitement tourner au drame, ou le bout de drame qu’on nous laisse
entrevoir n’est-il lui-même qu’un supplément de comédie? Il faudrait que les «commissaires
du peuple» fussent cent fois plus aveugles encore qu’ils ne le sont, et plus
illettrés que ne le sont leur soldat et leur matelot, pour ne pas s’être
aperçus que, partout où l’Allemagne recueille un profit, sa réponse est
formelle, serrée, catégorique, mais quelle est élastique, équivoque, évasive
partout où elle aurait à consentir le moindre sacrifice. Évacuer les régions
occupées, ne pas considérer la Pologne (russe), la Lithuanie, l’Esthonie, la
Livonie, la Courlande comme dès à présent détachées de la Russie, ce n’est pas
de la main, mais du pied, que M. de Hertling en écarte la proposition. D’autant
plus impertinemment qu’il commence à avoir des doutes sur l’autorité et la
solidité du soi-disant «gouvernement de la République russe.» Ce qui eût
intéressé l’Allemagne dans les conversations de Brest-Litovsk, c’eût été, comme
elle en a marqué manifestement le désir, d’y amener toutes les puissances de
l’Entente, dans le dessein soit d’en faire sortir la paix générale, soit
d’embrouiller entre] elles les choses assez pour les brouiller. A défaut de ce
grand résultat, c’eût été du moins de faire avec la Russie tout entière, avec
toutes les Russies, une paix séparée qui, en supprimant le front oriental, en
permettant de n’y maintenir qu’une force de police, rendît aux Empires la libre
et pleine disposition de leurs armées.
Qu’ils concluent là-bas ou qu’ils rompent, ne disons point
que fort peu nous chaut; ne faisons fi de rien ni de personne ; mais disons
que, dans l’état des choses, c’est, pour le succès de notre cause, secondaire.
S’ils étaient d’accord à l’avance, il est probable qu’ils resteront ou se
retrouveront d’accord. Et il est probable, s’ils ne l’étaient pas, qu’ils ne
réussiront pas à s’y mettre. Nous verrons alors ce qu’ils feront. Mais nous, ce
que nous avons à faire est tout vu. Tenir. Les Empires du Centre n’ont qu’un
coup, compliqué ou géminé, mais toujours le même, celui qu’ils ont réussi eu
Russie, essayé en Italie, amorcé en France, esquissé en Angleterre, préparé aux
États-Unis, et qui pourrait se définir, diplomatiquement et militairement, la
rupture à la charnière: passer dans les jointures de l’Entente la pointe du
couteau. Tenir donc, et nous tenir. Si nous tenons bien, si nous nous tenons
bien, il y a des apparences que ce ne sera peut-être plus aussi long qu’on
aurait pu le craindre. D’un très haut poste d’observation nous viennent des
indications qui concordent avec les impressions de Kameneff, et qui se
condensent en une figure expressive: dans l’empressement des ministres
allemands et austro-hongrois à courir à Brest-Litovsk, sur l’invitation d’un
Lénine et d’un Trotsky, dans cette espèce d’étourdissement qui leur fait tout
oublier, ou tout confondre, on sent « des vertiges d’estomac. » Mais nous,
persuadons-nous que nous nous battons désormais, non pour du terrain, mais pour
du temps, ou du moins bien plus pour du temps que pour du terrain. Le temps est
notre dernier et notre plus puissant allié. Car, en admettant que la
Quadruplice gagne quelque chose du côté de la Russie, elle ne peut pas gagner,
du côté d’une masse amorphe, inorganique, désorganisée encore par l’anarchie,
paralysée par l’acéphalie, anémiée par trois ans de guerre, et d’ailleurs
brisée en morceaux, autant que nous tirerons des forces toutes fraîches de la
plus riche, de la plus industrielle, de la plus libre, de la plus jeune, de la
plus entreprenante, de la plus énergique, de la plus ingénieuse et de la plus
audacieuse des nations. C’est pourquoi nous pouvons en toute confiance prendre
pour ce qu’il est, pour un mot d’ordre, le mot du général Pétain: « Si le plus
pressé réclame la paix, le plus persévérant en fixe les conditions. » Nous ne
sommes pas les plus pressés: il nous est moins malaisé, et il nous sera moins
pénible qu’à l’ennemi, d’être les plus persévérans. Ce sentiment commun aux
peuples et aux gouvernemens de l’Entente a mis jusque dans l’ordinaire banalité
des télégrammes et des discours de Nouvel An une note réconfortante. Aucune
dissonance entre les paroles de M. Poincaré ou de M. Clemenceau, et celles du roi
d’Angleterre ou de M. Lloyd George, du roi d’Italie ou de M. Orlando, de M.
Wilson on du colonel House. Plus fortement et plus abondamment que nul autre,
le Premier ministre britannique, dans les explications qu’il a cru devoir
porter au Congrès des Trade-Unions, a rappelé tout ce qui nous lie et ce qui
seul nous déliera. Mais comme il a bien fait de le répéter aussi fortement! Ce
ne serait pas assez de garder inébranlable la fermeté intérieure: il est bon
que de temps en temps sonne au dehors un accent qui sonne. Si l’on veut obtenir
les restitutions, les réparations et les garanties nécessaires, il ne faut pas,
en se condamnant par avance à une diplomatie de vaincus, fermer les voies à la
justice. Nous ne demandons rien qu’il ne soit de notre droit de demander, mais
nous n’abandonnerons rien qu’il soit de notre devoir de reprendre. M. Lloyd
George n’écarte pas par une raillerie, la société des nations; mais, tant que
cette société, qui n’est encore que rêvée, n’aura pas de base territoriale,
elle ne sera qu’un palais de nuages; et elle n’aura de base territoriale sûre
que dans une Europe purgée des iniquités où le sang crie. L’Alsace et la
Lorraine, «arrachées aux flancs de la France et incorporées à l’Empire
allemand, sans égard pour les vœux de leur population, ont, de leur blessure et
de la nôtre, «infecté» le continent depuis un demi-siècle. Afin qu’il ne se
forme point, ou qu’il cesse d’y avoir, pour le malheur des générations futures,
en dix autres endroits, dans la France et l’Italie envahies, en Belgique, en
Serbie, en Roumanie, au Monténégro, dans l’Italie irredenta, en Arabie, en
Arménie, en Mésopotamie, en Syrie et en Palestine, dix autres foyers
d’infection, M. Lloyd George engage «jusqu’à la mort» la Grande-Bretagne et
tous ses dominions et toutes ses colonies. D’un bout à l’autre du monde, malgré
l’abîme qui s’est creusé en Orient, l’Entente, corps et âme, tient et se tient.
La défaillance russe n’a déterminé, même au plus près d’elle, aucune autre
défection.
Ce n’est pas à dire que l’Allemagne ait renoncé à ses mines
et à ses sapes; elle continue de faire sa guerre souterraine comme sa guerre
sous-marine. «On aperçoit mal, avions-nous noté, l’origine et le dessein de la
révolution de Portugal.» Peut-être l’aperçoit-on un peu mieux aujourd’hui. Pourquoi
M. Sidonio Paes a-t-il si opinément, si facilement renversé et remplacé M.
Bernardino Machado? Et pourquoi, ayant déporté, emprisonné ou proscrit ses
ministres, le parti triomphant cherche-t-il si âprement à déconsidérer, à
déshonorer le parti vaincu? Il se peut qu’il n’y ait, sous cette agitation, que
quelque menée monarchiste, et que ce mouvement même soit plutôt un effet qu’une
cause. Mais il se peut également qu’il y ait ou que s’y introduise la main de
l’éternel et universel fauteur d’intrigues et semeur de discordes. Sans
commettre l’injustice gratuite de prétendre fonder un soupçon légitime sur le
fait que M. Sidonio Paes a été antérieurement ministre du Portugal à Berlin,
nous ferons sagement de nous méfier, non pas de lui ni de son gouvernement,
mais des agens de l’Allemagne, capables de tout exploiter. Ce qui ne saurait
nous empêcher de croire à la sincérité des affirmations que le Portugal n’a
cessé de nous réitérer et à la fidélité d’un dévouement dont ses soldats, en
combattant auprès des nôtres, nous ont donné la meilleure preuve.
Les fugitifs qui, provisoirement, préfèrent l’air de Madrid
à celui de Lisbonne, n’y rencontreront pas la tranquillité. Pour n’être pas en
révolution ouverte, l’Espagne n’en est pas moins dans une crise profonde. Cette
crise, à la prendre au plus court, s’est déclarée le 1er juin dernier, date à
laquelle les «Juntes, de défense» des différentes armes notifièrent aux
pouvoirs publics leur volonté de les voir en finir avec le favoritisme dans la
collation des emplois, récompenses ou avancemens, et demandèrent que l’armée
fût mise « en condition d’efficacité militaire. » Les juntes ne s’en tinrent
pas là : tout en protestant de leur désir de n’intervenir dans la vie politique
qu’en cas de suprême nécessité, elles signifièrent aussi leur résolution
d’exiger qu’à l’avenir l’Espagne fût mieux gouvernée. Dès la première
manifestation, il n’y avait pas à s’y tromper : c’était la réapparition d’un
mal espagnol vieux d’un siècle, le mal des pronunciamientos; seulement, le pronunciamiento
classique, historique, avait changé de forme ; de brutal et traîneur de sabre,
il est devenu, selon la remarque très fine de l’ancien ministre conservateur D.
Joaquin Sanchez de Toca, «moderniste et plumifère. » A Barcelone siégeait en
permanence une «Junte centrale de défense de l’infanterie,» dont le président,
le colonel Benito Marquez, plus était que le ministre de la Guerre, et souvent
en correspondance ou en polémique, avec lui, réduisait à la démission le
maréchal Primo de Rivera, frappait d’interdit une douzaine de généraux,
bouleversait la hiérarchie et «sabotait » la discipline.
Cependant, cette façon de syndicalisme militaire qui,
pendant quelques mois, ne dépassa pas les officiers et les chefs, ne serait
peut-être pas allée bien loin, s’il eût trouvé en face de lui une opinion
publique, saine et vigoureuse, qui ne se fût pas contentée de s’en amuser comme
d’un spectacle. Il n’eût peut-être pas non plus causé beaucoup de ravages dans
la sécurité prospère d’un temps calme et d’un milieu stable, à l’abri de toute
corruption étrangère. Mais peu à peu, sur ces juntes d’officiers se greffèrent
d’autres juntes, plus nombreuses et plus turbulentes, de sous-officiers et de
soldats, — c’est encore un fait habituel en Espagne, où toujours les pronunciamientos
de généraux Ont engendré les pronunciamientos de sergens, — et ces associations
qui se formaient pour régénérer la vie politique ne tardèrent pas à tomber sous
la prise et sous la coupe des partis. Tandis que les juntes d’officiers avaient
les sympathies, au moins discrètes, de ce qu’on pourrait nommer les droites,
des intelligences s’établirent entre les juntes de sous-officiers et les
groupes de gauche, les républicains, les socialistes, les réformistes, les
régionalistes. «Coup d’État latent,» dit M. Sanchez de Toca; «révolution évolutionniste,»
riposte le leader catalan, M.Cambo. Le péril est porté au pire par la gêne
suprême où plonge l’Espagne une cachexie économique qu’aggravent de semaine en
semaine, dans «le parfait désordre» des transports, la rareté des subsistances,
le manque de charbon et de matières premières, avec leur cortège d’attentes
énervantes aux portes des boutiques, de grèves et de chômages, propices aux
troubles qui confinent à l’émeute et peuvent conduire on ne sait jusqu’où.
Devant ce péril, le Parlement est muet, pour la bonne raison
qu’il est absent depuis un an; et le gouvernement, après avoir hésité et
flotté, comme l’opinion publique, s’est décidé en tout et pour tout, ces
jours-ci, à disperser les juntes de sous-officiers, elles seules, et à
dissoudre les Cortès; mesure, la dernière, d’une opportunité discutable et
discutée, mais indiscutablement empirique et insuffisante. A tant faire que de
rouvrir les Chambres, il veut avoir de nouvelles Chambres, et qui soient
librement élues, ce qui serait, en Espagne et ailleurs, le plus nouveau de la
nouveauté. Ces Cortès mêmes seront-elles ou non constituantes? On s’accorde du
moins à souhaiter qu’elles soient extraordinaires. Mais, sur tout le reste, on
ergote, et l’on se chamaille, de libéraux à conservateurs, et même de libéraux
à libéraux : M. de Romanonès contre M. Garcia Prieto, et M. Alba contre les
deux. Discours de plaza de toron, dissertations d’Ateneo, bavardages de
tertullias, ce n’est plus l’heure de ces exercices. La crise appelle d’urgence
des solutions d’homme d’État, presque de sociologue : il serait funeste qu’on
ne lui donnât que des solutions de politicien. Alors, les événemens pourraient
faire apparaître ce qu’avait d’artificiel et comme de personnel l’œuvre de
Canovas, dont toute la vertu consistait à envelopper dans des garanties d’ordre
des germes de progrès, et montrer durement qu’avoir restauré un régime, c’est
n’avoir rien fait, si l’on n’en a pas, avec les institutions, restauré, ranimé
et perpétué l’esprit.
CHARLES BENOIST.
Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.
Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.
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